Faire éclater la structure

Sorana Munsya, Lydia Schellhammer and Christ Mukenge

December 21, 2023

Kinshasa, Interdependence

Batela Ngai, mural painting as part of the Urban Museum, collaboration between Oyo Project with Moise Mulumba, Lingwala, Kinshasa 2016. Photo by Moise Mulumba.
Batela Ngai, mural painting as part of the Urban Museum, collaboration between Oyo Project with Moise Mulumba, Lingwala, Kinshasa 2016. Photo by Moise Mulumba.

Sorana Munsya: Lydia, vous venez d’Allemagne et Christ, vous êtes originaire de la RDC. Votre duo d’artistes est officiellement né en 2016. Votre pratique artistique se base sur des peintures et des dessins à la fois numériques et analogues, des vidéos expérimentales et des performances dont l’inspiration découle aussi bien de la peinture populaire congolaise que de mouvements artistiques, tels que l’expressionisme et le surréalisme. Selon moi, la manière dont vous créez des œuvres d’art à Kinshasa et dont vous les propagez fait naître des situations surréelles en abolissant les frontières entre les réalités sociales, géographiques et conceptuelles qui coexistent dans le même espace de la ville. Pourriez-vous nous dire comment votre duo a vu le jour ?

Christ Mukenge et Lydia Schellhammer: Nous nous sommes rencontrés en 2012 à Kinshasa. Lydia était venue faire un volontariat dans une ONG congolaise. C’est un ami qui nous a présentés parce qu’il savait que nous avions eu à peu près la même idée pour un projet d’art avec des jeunes issus de milieux défavorisés. Nous avons alors développé un premier projet commun pour les jeunes qui a bien fonctionné et nous avons décidé de poursuivre le travail. C’est donc suite à cette rencontre que nous avons créé OYO Project (On Your Own) et ensuite Musée Urbain.

SM: En quoi consistait Oyo Project?

CM+LS: C’était un projet à caractère social, mais réfléchi en termes artistiques. Nous invitions des jeunes des quartiers sans emploi et sans études pour les initier à l’art. Oyo Project fonctionnait comme une école informelle. Nous organisions des ateliers artistiques et créatifs pour des jeunes dans des situations familiales difficiles. Nous fournissions également de quoi les nourrir et éventuellement les soigner en cas de maladie. Aujourd’hui, le projet existe toujours, mais ce sont désormais d’autres artistes qui s’en occupent.

Christ Mukenge with Nizar Saleh, Noyau, Fine Arts Academy Kinshasa, 2016.
Christ Mukenge with Nizar Saleh, Noyau, Fine Arts Academy Kinshasa, 2016.

SM: Et comment Oyo Project s’est-il déployé dans l’espace quand vous avez commencé ? Aviez-vous un local ?

CM+LS: Oyo Project a toujours été un projet nomade. Au début, nous avons travaillé dans plusieurs différents endroits publics. Mais au bout d’un moment, travailler dans la rue devenait dangereux car la police refusait des rencontres entre jeunes dans l’espace public. Le grand problème était aussi que ces jeunes, dans un espace public avaient beaucoup de mal à rester concentrés. Travailler sur une peinture par exemple, c’est compliqué dans un contexte où les stimuli sont très nombreux.

SM: Est-ce pour cette raison que vous avez emmené, à l’époque, le projet dans des espaces fermés ?

CM+LS: Oui, par exemple, le premier espace que nous avons eu pour commencer était un lieu sur le campus de l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa. Mais quand la direction a changé à l’époque, nous avons dû nous relocaliser en quelques jours et trouver un nouveau lieu. Nous nous sommes retrouvés à « Double Vision », chez Wilfried Beki alias Lova Lova et Lucille de Witte. Ils organisaient à l’époque des activités culturelles dans le bâtiment en chantier du grand-père de Lova. C’est donc là-bas que nous avons poursuivi les activités d’Oyo Project. Ensuite, nous avons investi les lieux de Bomoko Connexion, un espace culturel indépendant à Bandal, une des communes populaires de Kinshasa. Les deux espaces étaient organisés et financés par des artistes. Comme les deux endroits ont fermé, nous avons à nouveau déménagé, cette fois-ci vers le centre pour enfants Likemo.

SM: Pour certains, l’expérience d’avoir à déménager d’un endroit à l’autre serait une contrainte, mais on dirait que pour vous, c’était plutôt une opportunité.

CM+LS: Ce travail nomade nous a beaucoup appris et nous a permis de développer de nombreuses stratégies pour le travail artistique dans l’espace public et en réseau avec des initiatives d’artistes. C’est sur la base de cette expérience que nous avons créé « Musée Urbain », un projet qui consistait à exposer dans l’espace urbain les travaux artistiques faits par les jeunes d’Oyo Project. La plupart de ces travaux étaient des peintures murales. Nous avons fait 3 éditions de Musée Urbain. Les artistes de la première édition étaient les jeunes et nous-mêmes. Ensuite, pour les 2 éditions qui ont suivi, nous avons également invité d’autres artistes professionnels, entre autres Godelive Kasangati, Bouvy Enkobo, Sinzo Aanza, Mega Mingiedi, Prisca Tankwey et Chéri Benga. Nous avons aussi organisé des débats et des conférences, notamment avec Jean Kamba, Nioni Masela et Marian Kaiser. On peut dire que Musée Urbain a été comme une ébauche de Laboratoire Kontempo.

Leopoldville mourning, performance by Prisca Tankwey in Bandalungwa, Kinshasa, 2019. Photo by Magloire Mpaka.
Leopoldville mourning, performance by Prisca Tankwey in Bandalungwa, Kinshasa, 2019. Photo by Magloire Mpaka.

SM: Comment comprenez-vous la progression d’OYO Project vers le Musée Urbain ?

CM+LS: Avec Oyo Project, nous avons fait des peintures murales dans l’espace public avec des jeunes. Cela présentait des contraintes certes, mais aussi des opportunités parce que nous avons souvent créé des peintures en grand format et que nous avons pu nous servir de la ville comme d’un lieu d’exposition. Avec le Musée Urbain, nous avons continué la peinture murale, mais nous organisions aussi des ateliers ouverts et des visites dans les ateliers d’artistes de la ville. Cette combinaison d’activités nous a permis à cette époque d’ébaucher les premières réflexions autour de la décentralisation, du déplacement des lieux d’expositions d’art du centre ville vers les quartiers. Cela nous a également amenés à entraîner un public tel que celui des « expatriés » dans les quartiers de la cité. Eux qui, d’habitude, fréquentent uniquement l’Institut français et les autres institutions étrangères pour être en contact avec de l’art, ont été conduits grâce au Musée à des lieux où, en fait, l’art se produit. Pour la plupart, c’était la toute première fois qu’ils pénétraient dans un quartier à Kinshasa qui n’est pas le quartier de la Gombe. Nous les avons fait entrer en contact avec le public du quartier, avec nos peintures murales faites avec les jeunes et d’autres artistes, incluant des musiciens, des performers du quartier. Si, dans sa version finale, Musée Urbain, faisait des expositions à ciel ouvert, il établissait aussi la mise en place d’un circuit urbain d’ateliers d’artistes dans la zone des communes de la Gombe, Bandalungwa, Kintambo, Kasavubu, Barumbu, Limete, Mont Ngafula et de Lingwala, proche de l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa.

SM: Quels sont les rapports entre vos projets et l’Académie des Beaux-Arts ?

CM+LS: L’académie, c’était comme un point de rencontres où des débats et discussions avaient lieu. Par ailleurs, certains étudiants de l’Académie prenaient part à nos projets, soit en faisant partie du circuit d’ateliers d’artistes, soit en créant des œuvres pour les expositions à ciel ouvert. De plus, dans l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa se trouvait, à l’époque, un lieu appelé le Noyau. Pendant plusieurs années, le Noyau a été un squat créé par des artistes étudiant à l’Académie, les diplômés récents et d’autres artistes sans logement, mais également un espace de réflexion indépendant des enseignements officiels de la structure de l’académie.

SM: C’était autorisé par la direction ?

CM+LS: Bon, pas officiellement. Il y avait des tiraillements entre l’institution — très réglementée et avec ses principes — et la structure assez libre du Noyau. Mais à l’intérieur de cet espace, les artistes qui voulaient penser et produire autrement se sont imposés dans l’académie. Plusieurs mouvements artistiques comme le Librisme, le Kontempo, le Partagisme se sont créés à partir du Noyau. Ces mouvements, qui étaient tous opposés à l’académisme congolais, cherchaient à discuter des questions relatives au rôle de l’art dans la société, à la liberté de l’art, mais aussi au positionnement de l’art au niveau international. Le fait que ces mouvements soient nés sur le campus a fait l’objet de beaucoup de controverses. Il y a donc eu beaucoup de débats entre les artistes fidèles à l’Académie et ceux qui se sont engagés dans ces mouvements. Les deux camps s’accusaient mutuellement d’être influencés par l’Europe. L’Académie, fondée par le prêtre catholique Marc Wallenda, était accusée de perpétuer l’enseignement colonial. Les mouvements opposés, qui développaient des méthodes de travail expérimentales et sortaient du cadre classique de l’académisme congolais, étaient accusés, quant à eux, d’être proches des courants artistiques européens. La performance, la nudité, les interventions urbaines spontanées, la peinture sans proportions exactes ni anatomie correcte, le travail collectif, la remise en question de la paternité, rien de cela n’a été reconnu par l’académie comme de l’art véritable.

SM: Quel était votre rapport avec le Noyau ?

CM+LS: Christ a squatté là-bas pendant quelques années et nous avons travaillé là-bas avec Oyo Project et Musée Urbain pendant plus ou moins trois ou quatre ans. C’était un des lieux phares où les jeunes artistes avec lesquels on collaborait ont pu montrer leur travail à un public composé d’autres artistes dotés d’un esprit critique fort.

Radio Kinzonzi, Jasmina Al-Qaisi, Ralf Wendt, and Orakle Ngoy at the vernissage of Laboratoire Kontempo Kinzonzi, Haus der Statistik, Berlin 2022.
Radio Kinzonzi, Jasmina Al-Qaisi, Ralf Wendt, and Orakle Ngoy at the vernissage of Laboratoire Kontempo Kinzonzi, Haus der Statistik, Berlin 2022.

SM: Le Noyau existe-t-il toujours ?

CM+LS: Non, la nouvelle direction de l’Académie de Beaux-Arts a décidé de fermer cet espace.

SM: Après Musée Urbain, vous avez lancé Laboratoire Kontempo. Comment s’est passé le passage de l’un à l’autre ?

CM+LS: On pourrait dire que Laboratoire Kontempo correspond à l’internationalisation de Musée Urbain. Nous avons lancé Laboratoire Kontempo à un moment où le projet commençait à s’élargir et prenait une forme plus officielle car le nombre de partenaires augmentait. De plus, Laboratoire Kontempo représentait le moment où nous avons commencé sérieusement à réfléchir au déplacement et au contexte de création artistique en dehors des institutions européennes installées à Kinshasa. Nous nous sommes demandés comment faire des choses hors du cadre auquel nous étions habitués. Laboratoire Kontempo est aussi parti du constat qu’il y a beaucoup d’espaces indépendants à Kinshasa qui sont gérés par des artistes ou des acteurs culturels, mais qui ne sont souvent pas considérés ou pas pris au sérieux. Par exemple, on a travaillé longtemps avec Bomoko Connexion qui était un centre culturel. Mais lorsqu’une volontaire allemande a écrit sur Oyo Project, elle a décrit Bomoko Connexion comme une arrière-cour et non comme un centre culturel. En effet, elle nous a expliqué par la suite qu’elle ne considérait pas Bomoko Connexion comme un centre culturel parce que le propriétaire du centre habitait sur place. Pour elle, Bomoko Connexion était un mix entre maison, jardin et squat… L’idée du Laboratoire Kontempo était de profiter de ces espaces qui existaient déjà et qui avaient déjà leur public, leurs activités, leur programmation… Le but était vraiment de rentrer dans ce que les artistes de Kinshasa font et d’avoir une compréhension de la scène locale du point de vue du public local.

SM: Était-ce rendre Kinshasa aux Kinois à travers l’art ?

CM+LS: Oui. Les Kinois eux-mêmes ne profitent jamais de ce que leurs artistes font. Nous nous sommes posés la question de comment faire des choses à Kinshasa alors que les personnes qui habitent cette ville ne savent pas ce que nous faisons. Notre volonté était de travailler avec ce qui était déjà là. Nous ne voulions pas imposer les idées européennes aux gens mais plutôt renforcer les activités locales existantes en respectant le contexte local. Nous voulions également réfléchir aux rapports entre initiatives locales et institutions bailleuses et les impacts que ces relations peuvent avoir sur les décisions artistiques de ces initiatives en question. Un de ces impacts est le phénomène d’auto-exotisation qui est un genre de stratégie consistant à se présenter et à dire ce qui correspond à l’image que l’autre se fait de nous. Autrement dit, les structures locales et les artistes locaux, sachant ce que les structures bailleuses de fonds attendent d’eux, se comportent en fonction de cela.

SM: La notion de présence est importante ici. On parle davantage d’une projection dans le présent de l’autre que d’une projection dans le futur. Il s’agit en fait d’une plongée dans le contexte occidental pour être en mesure d’améliorer son propre contexte ou son propre présent. Les initiatives indépendantes ont cette capacité très forte pour lire le présent de l’autre ; de lire l’autre de façon tellement approfondie qu’il est possible de déchiffrer son code…

CM+LS: Oui, cette auto-exotisation, c’est une manière de regagner le pouvoir et d’analyser les contextes occidentaux à un point tel qu’il est possible de les manipuler. Il est possible de saisir leur contexte, mais eux ne comprennent pas le tien car ils n’ont pas fait cet effort-là. Cette dynamique s’explique aussi par la façon dont la ville de Kinshasa est structurée. Plus que partout ailleurs, cette ville sépare: elle sépare le centre minuscule de la périphérie, elle sépare les endroits bourgeois des quartiers populaires. Elle sépare également les Blancs des Noirs. Cela nous intéresse de réfléchir à la manière dont la ville influence notre « architecture mentale », notre psychologie. C’est pourquoi on essaie toujours de faire se croiser les choses: amener un contexte dans un autre et vice-versa. Par exemple, nous avons amené des jeunes de la cité à l’Institut Français de Kinshasa, qui, en temps normal, ne peuvent pas entrer là-bas parce qu’ils ont l’air sale, que les gens disent qu’ils se comportent mal, qu’ils sont bourrés ou défoncés… La première fois que nous avons essayé de les faire entrer, l’accès leur a été refusé parce qu’ils étaient connus des gardiens. En créant des projets avec eux, ils ont pu finalement y entrer — en tant qu’artistes.

SM: Pourquoi était-ce important pour vous d’amener les jeunes à l’Institut français ?

CM+LS: Nous voulions montrer à ces jeunes que c’était possible aussi pour eux d’accéder à ce genre d’espace, espaces qui leur sont habituellement refusés.

SM: En fait, vous n’activiez pas vraiment les quartiers pauvres, mais plutôt un mouvement dans la ville. C’est comme si vous cherchiez à faire éclater la structure de la ville…

CM+LS: C’est une bonne façon de le dire. Nous essayions d’amener les choses dans le sens contraire tout en faisant sens avec le contexte. C’est créer du mouvement et il faut le dire, ce mouvement crée des rencontres extrêmes.

SM: Comment voyez-vous Laboratoire Kontempo à l’intérieur de votre parcours artistique ?

CM+LS: À un certain moment, nous avons souhaité poursuivre notre travail, mais en dehors du contexte purement social, tout en restant attaché à Kinshasa. C’est pourquoi nous avons continué nos collaborations avec des plateformes artistiques et culturelles kinoises telles que Bomoko Connexion, Plateforme Contemporaine et Double Vision. Un des premiers projets collaboratifs avec ces trois structures a été une exposition collective. Cette exposition n’avait pas forcément un thème de départ. Nous voulions surtout créer une plateforme libre de présentation du travail de chacun, ce qui a soulevé des questions à propos de l’impact d’un contexte comme Kinshasa sur nos activités et réflexions artistiques. De plus, travaillant en duo et venant de continents différents, nous nous sommes demandés comment est-ce qu’on arrivait à gérer tous ces problèmes d’ordre interculturel liés à des dynamiques de pouvoirs. Il était nécessaire de créer une plateforme qui permette aux artistes, nous-mêmes inclus, de travailler librement, en dehors des sujets clichés et des stéréotypes que les institutions locales imposent. Nous avions souvent senti que si la qualité artistique était parfois insuffisante, c’était parce que les gens travaillaient sur des sujets qui ne les concernaient pas.

SM: Sur quel genre de sujet les artistes travaillaient-ils sans vraiment se sentir touchés ou concernés ?

CM+LS: Des clichés sur la pauvreté, les enfants-soldats… De façon plus générale, la représentation des Congolais et Congolaises comme des victimes impuissantes ou des demandeurs, mais aussi l’amitié interculturelle, les questions de l’environnement. Certains artistes congolais travaillaient sur ces sujets parce qu’ils savaient que ça pourrait plaire aux partenaires internationaux et ainsi amener des financements ou autre type de soutien. C’est pourquoi nous avons créé une plateforme qui finance les artistes et leur offre une liberté dans les thèmes qu’ils souhaitent développer dans leur travail.

(Left) Film still, The Skin, experimentelles, Video Kinshasa, 2022, Mukenge/Schellhammer mit Maman Bea. (Right) The Skin, Film Still, Video and photogrammetry, 5,30 min, Kinshasa 2022.
(Left) Film still, The Skin, experimentelles, Video Kinshasa, 2022, Mukenge/Schellhammer mit Maman Bea. (Right) The Skin, Film Still, Video and photogrammetry, 5,30 min, Kinshasa 2022.
(Left) Film still, The Skin, experimentelles, Video Kinshasa, 2022, Mukenge/Schellhammer mit Maman Bea. (Right) The Skin, Film Still, Video and photogrammetry, 5,30 min, Kinshasa 2022.

SM: Comment avez-vous continué après cette première expérience de création d’une exposition sans thème en 2019 ?

CM+LS: Pendant la pandémie de Covid, nous avons décidé de faire une exposition en ligne, ce qui nous a permis d’en faire un espace d’archives. Nous avions en effet remarqué que le contenu en ligne à propos de l’art du continent est dominé par des plateformes extérieures au continent. Il était important d’offrir une nouvelle opportunité aux artistes de Kinshasa de maîtriser la représentation en ligne de leur travail. En 2020, le projet a pris une forme beaucoup plus collaborative. Jean Kamba a été celui qui pensait que la création des archives permettrait de rendre accessible les créations faites à Kinshasa aux Kinois, aux Congolais, aux Africains. Prisca Tankwey et Paulvi Ngimbi, eux, ont poussé pour organiser une exposition à l’Académie des Beaux-Arts.

SM: Comment la pandémie a-t-elle encore affecté votre travail ?

CM+LS: La pandémie nous a poussés à nous imposer dans l’espace digital et avec ça l’idée est venue de créer des œuvres digitales. Paulvi Ngimbi, par exemple, a travaillé sur une œuvre totalement numérique ; Prisca Tankwey a filmé sa performance et l’a fait exister dans cette exposition virtuelle ; Sinzo Aanza a proposé des collages numériques, etc.. Nous-mêmes avons développé une pratique de peinture 3D dans l’espace virtuel.

SM: Parlez-moi de ce projet que vous avez appelé Kinzonzi.

CM+LS: « Kinzonzi » est un mot en kikongo qui fait référence à l’action de se réunir parce qu’il faut discuter de quelque chose. C’est relatif à l’idée de concertation, de réunion en groupe, le but de ce groupe étant de se mettre d’accord. Dans l’espace kinois contemporain, ce terme renvoie aussi, désormais, à la construction et l’élaboration de codes entre membres d’un même groupe. Pour nous, ce qui était intéressant dans le contexte artistique, était de se demander comment les artistes pourraient se réapproprier cette pratique contemporaine de Kinzonzi.

SM: Peut-on dire que le Noyau à l’époque était un Kinzonzi ?

CM+LS: Oui. Il y avait en plus une espèce d’initiation à passer pour pouvoir accéder à ce que le Noyau apportait. Il fallait que quelqu’un t’y amène. En effet, il était difficile sans cette « initiation » d’avoir accès, de connaître les codes, ou encore de comprendre la structure et le fonctionnement du Noyau.

SM: Votre projet Kinzonzi consistait alors à recréer ces rassemblements entre artistes ?

CM+LS: Oui. Le but était de créer un espace d’échange secret entre artistes et théoriciens. Le dévoilement vers l’extérieur, via les expositions, des débats publics, le site web, la Radio Kinzonzi, des perspectives créées à l’intérieur se faisait en fonction de ce qui voulait être dévoilé par le groupe.

SM: Vous pouvez donner un exemple de thème de Kinzonzi ?

CM+LS: Nous avons réfléchi à l’utilisation des termes comme « performance » ou « installation », qui font partie du vocabulaire de l’art contemporain international et qui définissent, d’une certaine manière, le monde de l’art contemporain international que les artistes doivent intégrer. L’intérêt de la réflexion était d’observer les phénomènes d’appropriation de ces termes dans un contexte comme celui de Kinshasa.

SM: Si vous deviez faire un lien entre Kinzonzi et Oyo Project, quel serait-il ?

CM+LS: Le point commun entre tous nos projets est l’idée de créer des rencontres inhabituelles, de faire quitter aux gens leur zone de confort, pour perturber ce qui semble être pour eux l’ordre des choses.

SM: Votre vision de Kinshasa a-t-elle changé ? En d’autres termes: après tous ces projets, est-ce que vous appréhendez la ville autrement ?

CM+LS: Pour nous, Kinshasa est une structure de lignes, une cartographie mentale. Ces lignes s’étirent entre les lieux et les personnes qui ont marqué notre travail et forment un réseau. Il y a toujours un élément de hasard quand vous créez des rencontres inhabituelles. Nous créons ces situations sans savoir ce qui va se passer, sans savoir qui nous allons rencontrer. Le changement de lieu est aussi et toujours un changement de perspective. Nous avons ainsi rencontré des gens avec qui nous n’aurions jamais imaginé travailler, comme Maman Béa.

SM: Qui est Maman Béa ?

CM+LS: Maman Béa est une tradipraticienne qui vend toutes sortes de choses: des plantes, des racines, des peaux d’animaux. Nous étions voisins, elle avait donc son échoppe près de chez nous. Une fois, nous avons remarqué une peau de léopard sur sa table et nous l’avons questionnée à ce sujet. Maman Béa établissait un lien entre la peau de léopard et les produits de marques de luxe comme Gucci, Louis Vuitton, Versace. Pour elle, le rôle de la peau de léopard, qui était utilisée comme symbole de pouvoir et outil spirituel de leadership, est actuellement remplacé par des vêtements de marque. Cette thèse correspond assez bien à notre série de travaux sur les mythologies contemporaines. La discussion était tellement intéressante que nous avons fini par acheter cette fameuse peau de léopard et que nous avons invité Maman Béa à faire un travail collaboratif.

SM: C’est intéressant que vous évoquiez les personnes lorsqu’on parle de l’architecture urbaine de Kinshasa… Les personnes feraient-elles l’espace ?

CM+LS: Oui. À Kinshasa, Il y a beaucoup de gens qui ont des choses intéressantes à dire, mais ils n’ont ni l’espace ni les interlocuteurs pour explorer ou encore mettre en pratique leurs idées. Les personnes deviennent des lieux pour nous lorsqu’elles sont des points de référence. À Kinshasa, la plupart des lieux ont plusieurs fonctions. Le campus de l’académie, par exemple, est à la fois un squat, un espace de travail et un lieu de rencontre. Un centre culturel est à la fois un lieu d’habitation, un chantier, un espace d’exposition et un lieu d’apprentissage. Les lieux peuvent donc se transformer ; parfois même changer de fonction plusieurs fois par jour ou se chevaucher. Ce sont les personnes qui déterminent la signification des lieux.

SM: Pourrait-on dire que Maman Béa est un lieu ?

CM+LS: Oui, Maman Béa est un endroit. Pour nous, un endroit est souvent une personne parce que la personne produit le même sens en de nombreux endroits. La signification du lieu se déplace avec les personnes et peut aussi s’appliquer à différents lieux. Les personnes changent souvent d’espaces et nous les suivons… Ce sont elles qui structurent l’espace à Kinshasa.

Interdependence (2022) is a collaboration between e-flux Architecture and OtherNetwork.

Sorana Munsya
Sorana Munsya is a psychologist and curator specialized in contemporary art created by African and black artists.
Lydia Schellhammer
Lydia Schellhammer has been collaborating with Christ Mukenge as half of the duo Mukenge/Schellhammer since 2016.
Christ Mukenge
Christ Mukenge has been collaborating with Lydia Schellhammer as half of the duo Mukenge/Schellhammer since 2016.