GHeTTo EnTReR-GranDiR!

Eléonore Hellio

October 26, 2022

Kinshasa, Interdependence

Botanical spaceship over Ngbwaka in Kinshasa, 2022. Image: Kongo Astronauts.
Botanical spaceship over Ngbwaka in Kinshasa, 2022. Image: Kongo Astronauts.

Ngbwaka
Nous sommes dans les années 1990 à Ngbwaka, l’un des quartiers de Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo. Les Ngbwaka, ce peuple forestier dont le territoire s’étend de la province de l’Équateur jusqu’au Nord-Ouest du pays et au-delà, furent ceux qui renommèrent ce quartier au moment de la zaïrianisation (1971-1997). Également originaire de cette immense région, Bebson Elemba dit Bebson de la rue est en train de transformer sa parcelle en un espace autonome de création collective participative où se dessinera progressivement une avant-garde informelle autour de sa pratique artistique. Sa parcelle est proche du marché central et du jardin zoologique. Le marché central Zando (actuellement fermé temporairement à cause de son insalubrité) date des années 1940. Labyrinthe de ruelles défoncées, bruyantes et animées, on y trouve une marchandise hétéroclite qui relie Kinshasa au marché global. Sont exposés d’établi en établi, à proximité des denrées locales, la contrefaçon du luxe transnational et une multitude d’articles d’occasion et de bric-à-brac en provenance d’Afrique du Sud, de Chine, d’Europe, de Turquie et du Moyen-Orient. Rythmé par d’innombrables transactions et menus larcins, par le va-et-vient des prédicateurs prosélytes hurlant la Bible à la main, le marché central est un bon tensiomètre pour saisir les pulsations de Kinshasa. Bebson Elemba y trouvera un relief fluctuant pour repenser le monde.

Le jardin zoologique date des années 1930 et n’a jamais été réhabilité depuis l’époque du Congo belge. Encore en activité, son état de décrépitude fait contraste avec le grandiose parc animalier aménagé par l’ex-président Kabila vers 2010 sur de vastes collines à la périphérie de la ville. Ce parc incarne une vision idyllique d’un Congo dont les ressources naturelles sont prises en otage depuis trop longtemps par des extractivistes de tous bords. Le vieux zoo évoque de manière plus apparente, mais non moins problématique que le parc enchanteur, les logiques de prédation du capitalocène. Dans les cages du vieux zoo, de nombreux animaux ne sont plus très en forme. Il n’y a plus de financement conséquent. En bordure siège également un centre culturel nommé « Le Zoo – Village des artistes ». Quelques anciens de
Kinshasa Académie des Beaux-Arts de Kinshasa et peintres « populaires » congolais y vendent leurs toiles à qui veut bien les acheter. Pour sortir de l’enfer du tout-béton et du vacarme incessant des embouteillages du marché, Bebson Elemba accompagné de musiciens des alentours s’approprieront une partie du jardin. Ils viendront y chanter des mélodies libératrices inspirées du rhythm’n’blues et du raggamuffin, détournant ainsi le jardin de sa conformité zoologique.

Depuis la dégringolade finale du président Mobutu Sese Seko en 1997, le sanctificateur de l’authenticité zaïroise dont les foulées autoritaires marquent encore les corps et les esprits, le quartier de Ngbwaka s’est peu à peu dégradé. Frappé de front comme le reste du pays par les conflits politiques persistants, par les défaillances du service public et le chômage, Ngbwaka a basculé progressivement dans les ravages du crack, du banditisme et de la prostitution. Ses habitants furent contraints de naviguer entre ces eaux troubles et les récits prometteurs des églises fleurissantes profitant de l’occasion pour faire de Jésus-Christ une superstar très lucrative. Au milieu de ce chantier post-industriel évangélisé, une matrice agissante se déploie en l’intelligence de la débrouillardise avec une force d’inventivité capable de pérenniser le provisoire. Le projet de Bebson est un des pivots de cette inventivité où dialoguent des processus de résistance et de résilience comme tactique de survie.

Bebson home space in Kinshasa, 2009. Image: Kongo Astronauts.
Bebson home space in Kinshasa, 2009. Image: Kongo Astronauts.

Roots & Heritage in Mbandaka
Cet espace de création autonome, Bebson le nomme GHeTTO KoTa-OKoLa, ou GHeTTo EnTReR-GRanDiR en français. Une vision dont la source est à Mbandaka, la ville-capitale de la province de l’Équateur où il est né en 1972 et où il a grandi une partie de son enfance. À cette époque, Bebson aime flâner sur les chemins de traverse des jardins qui relient entre elles les vieilles bicoques datant de l’époque coloniale. Rafistolés avec des matériaux traditionnels et de la récup industrielle, ces hybrides architecturaux génèrent un renversement esthétique à couper le souffle. Les anciens de Mbandaka avaient encore une mémoire très vive de l’histoire et la contaient aux jeunes des quartiers à l’ombre des grands arbres afin ne pas rompre les liens intergénérationnels. On expliquait les coutumes, les valeurs ancestrales et d’anciens rites comme celui de l’Ingomba, ce rite de passage pour devenir adulte. Était aussi évoquée l’arrivée des premiers Blancs comme Stanley, Coquilhat, Vangele et celle du débarquement des missionnaires. On se remémorait à demi-mot les périodes les plus abjectes de l’exploitation du caoutchouc et de cette armée privée, « la Force Publique » instaurée dans l’État indépendant du Congo par le roi des Belges Léopold II. On débattait sur l’Indépendance de 1960 et on regrettait Lumumba. On apprenait les différents noms donnés par les colonisateurs à cette ville (Station Équateur, Équateurville, Coquilhatville) au cours des décennies jusqu’à ce qu’elle retrouve en 1966 le nom de Mbandaka. On parlait de beaucoup de choses et même du crocodile centenaire, encore prisonnier dans son bassin austère du jardin botanique d’Eala, cette chapelle du scientisme colonial fondée en 1900 qui cherchait, accumulait, inventoriait, mesurait, classait la flore tropicale – certainement pour rendre compte de la légitimité de son existence. Bebson est particulièrement fasciné lorsque les anciens parlent de la puissance de la nature et de ses esprits, des sons et des odeurs de la forêt, des nganga (guérisseurs-devins)… Parfois il accompagne son frère aîné le catcheur dans d’autres localités, ce qui lui permet de naviguer sur le fleuve Congo et ses affluents. Plusieurs fois champion de l’Équateur, son frère combat avec d’énormes pythons apprivoisés.

Dans son collège de Mbandaka fondé par des missionnaires belges, on oriente Bebson vers l’électricité mais il utilise ses nouvelles compétences techniques pour concevoir ses propres inventions. Sous Mobutu, son père, un homme respecté, cultivé et très sévère, est chef de division des services publics dans le département de l’hygiène. En 1995, il installe une partie de sa famille à Ngbwaka dans une parcelle dont il est le propriétaire. Le marché central étant à leur porte, Bebson attrape avec facilité tous les objets qu’il trouve ou qu’il marchande pour les bidouiller à sa façon. Il se consacre à la musique en se réfugiant dès qu’il le peut sous les arbres du jardin zoologique. Au grand dam de son père, c’est un artiste naissant. Le décès inopiné de ce père autoritaire qui lui a tant appris va cependant changer radicalement le cours des choses. Bebson et sa fratrie héritent de la parcelle. D’un mode de vie assez strict mais relativement confortable, la famille sombre dans les difficultés. Bebson va alors se déchaîner selon sa vision et refuser de se soumettre à ce tour du destin.

Group photo of TRYONIX, Bebson’s first music band with a python in Kinshasa, 2000. Image: Unknown.
Group photo of TRYONIX, Bebson’s first music band with a python in Kinshasa, 2000. Image: Unknown.

Urban Collective Groove
Très charismatique, doué pour la danse et la musique, il devient en un quart de tour le cœur battant de Ngbwaka et engage ses amis du quartier à participer à ses processus de création. Personne n’ayant le moindre dollar pour acheter un sound system ou des instruments, Bebson va s’employer à les fabriquer lui-même. Capable de transformer n’importe quel objet en astre poétique, il matérialise ses rêves les plus fous. De fil en aiguille, Bebson ouvre sa parcelle à tous ceux qui ont quelque chose à exprimer. Les jeunes de Ngbwaka, nombreux à être déscolarisés, fascinés par son génie et son énergie inépuisable, apprennent à faire de même en l’observant travailler. Il conçoit à partir du recyclage d’objets trouvés qu’il collecte avec les enfants des rues pour les encourager dans leurs désirs de faire. Jour et nuit, il crée ou accompagne les autres dans leur réalisation artistique. Cela devient pour lui une nécessité.

Wingi, un chef batshwa qui vit avec les siens en diagonale de la parcelle, marque toujours sa présence. Ami du père de Bebson, Wingi s’est longtemps débattu pour que soient représentés les droits des « pygmées » au Parlement congolais. Aujourd’hui décédé, Wingi fut l’un des mentors du Ghetto Kota-Okola. Son frère aîné qui organise des combats de catch est lui aussi activement impliqué. Suite à la disparition du patriarche familial et aux conflits armés associés à la guerre du Rwanda qui menèrent à la chute de Mobutu en 1997, Bebson s’efforce de se rétablir de toute cette instabilité, pas uniquement pour sa propre survie mais pour celle de son quartier. Le Ghetto Kota-Okola sera fondateur d’un nouvel équilibre, une alternative à l’école allant dans le sens d’une coéducation sans bancs, sans tables et sans craies, avec l’approbation et la participation des sages du quartier. Kota-Okola ! Entre dans le groove de la création pour en ressortir grandi ! Une convocation choisie expressément par Bebson pour canaliser les énergies au sein de cette vie urbaine frénétique terrassée par les bouleversements de l’histoire, de son histoire. Les habitants de Ngbwaka ont répondu avec verve à cet appel à l’autodétermination. Les encouragements de Bebson pour redonner une valeur au potentiel personnel de chacun, doublé de sa capacité à transmettre son feu intérieur, déclenchèrent un mouvement artistique underground très fertile. Le Ghetto Kota-Okola était l’alternative au « Zoo – Village des artistes » et aux écoles d’art.

Instruments made by Bebson in Kinshasa, 2009. Image: Kongo Astronauts.
Instruments made by Bebson in Kinshasa, 2009. Image: Kongo Astronauts.

Brakadju Freestyle
Nous sommes maintenant à la fin des années 1990, la culture hip-hop gagne Kinshasa. Des hits américains grésillent sur les transistors et les petites télévisions rudimentaires autour desquels les habitants se rassemblent au coin d’une rue ou d’une échoppe. Michael Jackson explose avec « 2 Bad » et « Black and White ». Bebson, fasciné par ces sons venus d’outre-Atlantique, se plonge dans les trajectoires culturelles de la musique noire américaine. Il écoute du reggae de Jamaïque que lui apportent les membres de la Fédération des rastas du Congo. Le rap français débarque sur les ondes. Ses talents de danseur et de chorégraphe, d’auteur-compositeur-interprète et de performeur transcendent les vibrations de Ngbwaka, les cultures urbaines émergentes dans les quartiers, les musiques traditionnelles de l’Équateur et ces nouveaux sons venus d’ailleurs. Ses facultés auditives, les mémoires des sons naturels de son enfance et celles des bruits qui pulsent dans la capitale, multipliées par sa capacité à les reproduire ou à les transmuter, font de lui un artiste unique. Il élabore des sculptures sonores cinétiques. Il transmet à ceux que cela intéresse les secrets de ses machines musicales électromécaniques fabriquées à partir d’appareils déglingués qu’il recycle en s’inspirant d’instruments modernes et traditionnels. Sifflements, grondements, bruissements, stridences, craquements post-industriels… ces bruits qui ont rompu le silence, parlent au silence.

Bebson détaille tous les sons qu’il invente. Par exemple :

PINCH (français) / BETA FINA (lingala)

Instrument à une corde avec boîte de conserve.

Son qui nage sous l’eau, qui balade doucement, lentement avec une mémoire
de réserve, de retardateur. Les notes qui arrivent avant le temps, qui donnent mélodie, douceur mélancolique. Ça fait triste, ça donne envie de l’utiliser pendant la sieste comme une berceuse.

SANS BADGE (français) / GLING (lingala)

Guitare en métal et bois.

Tableau-vision dicté par inspiration sage à l’intérieur, qui précise la conscience, et accordé par l’harmonie, la lecture finissage.

PANNEAU DE REPÈRE (français) / BENDELE (le symbole pour savoir que les gens habitent là) (lingala)

Cymbale en bois et métal

Il chante en corbeau, il chante en chantage (wanganga). Ouvert et fermé, pour modifier son diapason.

Il monte des espaces, des structures et des installations qui mêlent brut de bricolage et glamour en un agencement psychédélique très élaboré qui lui rappelle les constructions hybrides de Mbandaka, mélange d’architecture coloniale et traditionnelle combiné avec des matériaux contemporains recyclés. Excentrique, sans complexes, Bebson performe les agitations du monde en des scènes collectives hallucinantes qui unifient le quartier. Bebson s’exprime le plus souvent dans sa langue natale, le lingala classique, avec des paraboles qui s’enchaînent les unes après les autres. Il y associe du français à travers des jeux de mot basés sur les sonorités des deux langues et participe en cela à l’élaboration du langila, langage codé que parlent les enfants des rues et certains intellectuels fervents d’une oralité vivante et créative. Il est sans aucun doute un des maîtres à Kinshasa du Do it yourself. Suite à nos longues conversations depuis 2006, tous deux reliés par de nombreuses affinités, des projets communs et une grande amitié, nous avons nommé entre nous ce mouvement artistique BraKaDju, un mot ancien qui signifie « l’art de faire de longues improvisations rythmiques sur des percussions ». Selon Bebson, le freestyle de Ngbwaka s’applique à tous les arts qui font voyager le cœur.

Kota-Okola peut-être perçu comme une œuvre d’art dont les fonctions sont multiples ; elles se déploient au fil du temps dans ce quartier aux conditions extrêmes où l’art et la vie ne peuvent que fusionner. La parcelle est un véritable lieu de ralliement pour les esprits vifs délaissés par le système néolibéral du pouvoir et ses tentacules protéiformes. Refuge intergalactique pour de nombreux enfants négligés par la force des désastres, on y trouve de la joie pour se construire ou se reconstruire. Premier espace expérimental du rap et du hip-hop congolais réunis aujourd’hui sous l’appellation de musiques urbaines, cette scène ouverte de l’alternative a fortement marqué les années 1990-2000 et continue jusqu’à aujourd’hui de faire des émules comme on peut le voir dans le Fulu Miziki original de Pisco Crane, dans celui du Kokoko original de Boms Bomolo et de Love Lokombe ou dans le studio d’enregistrement Timbela ba timbela yo ‬créé par Esto Njonjo pour n’en citer que quelques-uns, tous arts confondus.

Bebson et son Ghetto Kota-Okola ont connu de multiples secousses sociales, familiales, politiques et économiques. Ces chocs ont été surmontés sans subventions de l’État, sans aide internationale, sans statut officiel, avec la seule volonté de créer une synergie collective appropriée aux réalités de ce contexte urbain éprouvant. Beaucoup de jeunes se sont écartés de la délinquance grâce à cette proposition issue des manquements des gouvernances. Le Ghetto Kota-Okola a réussi à préserver et consolider la cohésion des habitants de Ngbwaka. economic, political, social, and familial turmoil. These crises were overcome without subsidies from the state, without international support, and without an official status, but rather through the sheer determination to create a collective synergy adapted to the realities of a grueling urban context. Many young people escaped delinquency thanks to this initiative and despite the shortcomings of governance. Ghetto Kota-Okola has held Ngbwaka’s world together.

Talking tong mask made by Bebson in Kinshasa, 2022. Image: Kongo Astronauts.
Talking tong mask made by Bebson in Kinshasa, 2022. Image: Kongo Astronauts.

Feedback Loop
Au début des années 2000, les choses changent. Le magnétisme et la force créative de Bebson lui permettent de recevoir un soutien de l’Institut Français. Il déplace pendant quelques années une partie de son système de coéducation dans l’enceinte de l’Institut, ce qui amplifiera son aura au-delà de Ngbwaka. Des artistes étrangers en résidence l’invitent à collaborer avec eux sur des projets de musique et de théâtre. Il voyage. Malheureusement, toutes les propositions ne sont pas forcément dans son groove, mais il veut découvrir d’autres réalités. Ces échanges sont une ouverture vers d’autres systèmes de pensée. Ils interrompent aussi les activités de Kota-Okola à Ngbwaka pendant de longues périodes. Bebson ne le regrette pas. Vivre les écarts entre l’Afrique et l’Europe lui permettra de se positionner avec une lucidité accrue sur la complexité de la planète sociale contemporaine.

Grâce à cette initiative informelle et à la bienveillance de Bebson, beaucoup de jeunes à peine moins âgés que lui ont acquis de l’autonomie. Bebson a encouragé un grand nombre d’activistes du recyclage et de l’assemblage dans le quartier. Les plus assidus ont développé des pistes très personnelles à partir de l’expérience Kota-Okola, même si l’on retrouve dans leur travail des éléments de la magie de Bebson, soit par une manière particulière de chanter, soit par la réappropriation et le détournement d’objets du quotidien, soit au travers des instruments de musique qu’il a inventés, soit dans l’art de se costumer et de performer. Réalisées par des artistes en devenir, quelques copies quasi identiques de ses créations singulières circulent et sont même présentées dans le cadre d’expositions, de festivals, de clips ou d’autres actions artistiques publiques. On peut se demander si ces copies dévalorisent l’engagement de Bebson, ou permettent de diffuser l’esprit BraKaDju de Ngbwaka. Certainement, cela dépend des motivations, de la reconnaissance et des rémunérations que cela rapporte à ses imitateurs et dont Bebson lui-même ne bénéficie pas. Mais le souhait de Bebson n’est-il pas de semer les graines de la transformation ? De s’assurer que tout le monde s’en sorte ? Ses orientations artistiques questionnent les académismes et les influences issues de l’authenticité zaïroise mais il ne se préoccupe pas de ces ambivalences, il agit.

CAR-GUITAR for a sound performance by Bebson as a spooned Darth Vader in Kinshasa, 2014. Image: Kongo Astronauts.
CAR-GUITAR for a sound performance by Bebson as a spooned Darth Vader in Kinshasa, 2014. Image: Kongo Astronauts.

Now-Edge
Bebson a l’envergure pour devenir une star internationale de la musique, mais le monde du show-biz est un monde rempli d’ambiguïtés impérialistes. Même s’il en a rêvé, Bebson a résisté aux systèmes dominants. Et ce, presque malgré lui. D’une part, il est inclassable, et d’autre part, il devient presque insaisissable à ceux qui tentent de conquérir son souffle. Entrer dans le show-biz l’aurait plongé dans des rapports de force inévitables et inégaux. Bebson n’a cessé de rebondir hors champ à presque toutes les propositions (bien qu’il soit le personnage central de plusieurs films). Ultime poète sonore et visuel, fils de ses ancêtres du Congo, de U-Roy et de John Cage, derrière son masque de Dark Vador enroulé de cuillères, Bebson n’a de cesse d’enflammer ceux qui l’approchent.

Les changements de régime et la disruption digitale ont modifié le paysage de la création congolaise. De nombreux lieux subventionnés par des instances étrangères ont fait leur apparition. L’élite locale de l’art contemporain pénètre le marché de l’art international et se trouve un peu désarçonnée par cet art total indicible né du bouillonnement des rues de Ngbwaka. Certains, au contraire, se sont emparés des puissantes visions de Kota-Okola en oubliant la profondeur de la démarche pour asseoir des stratégies de survie probablement plus enviables. Kota-Okola reste une forme de résistance aux processus d’acculturation des quartiers défavorisés, mais aussi à l’institutionnalisation de l’art dont il renverse tous les artefacts avec une créativité presque déconcertante. Bebson n’a jamais été le seul artiste à faire de la récup, mais il en est indéniablement le chef de file, l’esthète, et il a rassemblé tout un quartier autour de sa pratique transdisciplinaire. La force de Kota-Okola est un voyage processuel dont l’équilibre a toujours été fragile, qui doit constamment s’adapter aux incertitudes, résister aux pompeurs d’énergie, qui lutte pour le droit de vivre, pour le droit de rêver et pour le droit de s’exprimer sans avoir à intellectualiser selon un modèle occidental, naviguant plutôt entre les écueils de sa complexité.

Kinshasa est aujourd’hui confronté au « bombe ». Cette substance encore plus toxique que le crack a pris d’assaut la jeunesse démunie, la repoussant dans des coins très obscurs, l’ostracisant dans une zombification qui annihile toute aspiration à l’autodétermination. Ngbwaka n’est pas épargné. Malgré l’ampleur de ce nouveau massacre de la jeunesse, Bebson reste un phare lumineux avec les anciens du Ghetto Kota-Okola. Ils affrontent avec perspicacité et courage tous les embranchements de cette adversité chronique.

Swim, danse & sing, children workshop TRACK #1, Kinshasa, 2022. © Kongo Astronauts.
Swim, danse & sing, children workshop TRACK #1, Kinshasa, 2022. © Kongo Astronauts.
Swim, danse & sing, children workshop TRACK #1, Kinshasa, 2022. © Kongo Astronauts.

Overground
Au-delà de toutes ces considérations, l’hyperactivité du Ghetto Kota-Okola, sa ténacité et sa capacité à transformer un environnement hostile a exercé sur l’art de Kinshasa une force vive monumentale. Le Ghetto Kota-Okola continue depuis trente ans à déverrouiller les sens et les mémoires. Le coin de Bebson s’est agrandi par la force des choses suite à une tentative de vol de la parcelle familiale par des escrocs. Toutes les petites maisons ont été détruites mais la famille a récupéré la parcelle. Bebson en a fait un jardin avec de nombreux arbres fruitiers et plantes comestibles dans le souci d’une autosuffisance alimentaire ; il doit être le seul à avoir fait cela si près des centres névralgiques de la ville où l’on construit à tout va. Bebson accueille tous ceux qui souhaitent venir partager des moments d’art et de vie à condition de suivre les lois de ses éclipses, de ses fulgurances et de ses détours. Une petite piscine aux carreaux bleus qu’il a construite lui-même permet aux enfants du quartier de rire et de se rafraîchir en apprenant à plonger. Des tortues et des poissons y séjournent aussi de temps à autres. Il continue son travail au rythme de ses désirs et poursuit ses recherches avec d’autres. Nous continuons à échanger sur Kota-Okola, sur les jeunes que nous avons parfois suivis ensemble, et sur nos performances filmiques. La performance, une pratique que nous avons lui, d’autres et moi-même contribué à réveiller à Kinshasa. En tant qu’un de nos copilotes, Bebson apparaît régulièrement dans les actions de Kongo Astronauts, un collectif d’artistes et de penseurs que j’ai fondé avec Michel Ekeba en 2013.

Le Ghetto Kota-Okola est une oasis qui flotte comme un vaisseau végétal au-dessus de Ngbwaka et d’où l’on aperçoit le crépuscule d’une transe philosophique. De quoi méditer sur le mouvement permanent de la création. Le Ghetto Kota-Okola ou « Chez Bebson de la rue » poursuit son flow.

Interdependence (2022) is a collaboration between e-flux Architecture and OtherNetwork.

Eléonore Hellio
Eléonore Hellio lives and works in Kinshasa (Democratic Republic of Congo). She organizes workshops, makes films, installations, performances and publishes texts and photographic work, as a solo practitioner and in collaboration with Kongo Astronauts, a collective that she founded in 2013 with performance artist Michel Ekeba.